L’an prochain à Jérusalem ?
Les Juifs de France face à l’antisémitisme
par Jérôme Fourquet Sylvain Manternach Michel Wieviorka
Les inquiétudes des Juifs de France n’ont cessé de croître depuis trente ans. Des inquiétudes qui se traduisent dans les urnes et par une volonté de quitter le pays : en les décryptant, cette étude participe à la nécessaire réflexion sur notre modèle républicain.
Pour poser un diagnostic toujours plus fin et plus précis de notre société, la Fondation Jean-Jaurès lance plusieurs fois par an des enquêtes qualitatives et quantitatives approfondies. Elle s’intéresse notamment à l’influence sur les comportements électoraux de l’appartenance à une communauté religieuse. Dans La religion dévoilée (2014), Jérôme Fourquet et Hervé Le Bras ont esquissé cinquante années d’évolution politique de l’électorat catholique, en montrant le rôle essentiel d’une religion peu pratiquée. En novembre 2015, l’enquête réalisée pour le livre Karim vote à gauche et son voisin vote FN viennent déconstruire les idées reçues et les fantasmes récurrents sur le vote des populations d’origine arabe-musulmane.
Dans L’An prochain à Jérusalem ?, l’accent est cette fois mis sur le vote des Juifs français. A la demande de la Fondation Jean-Jaurès, Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach ont mené une enquête qui révèle une « droitisation » au cours des dernières années d’un électorat qui vit avec un fort sentiment d’insécurité.
Synthèse
Face à la recrudescence des actes antisémites depuis les années 2000, les Français juifs sont de plus en plus nombreux à rejoindre Israël, à faire leur alya, ou, sans quitter le pays, à changer de ville et d’habitudes pour se sentir à nouveau en sécurité. La communauté juive est travaillée par l’inquiétude, redoutant la violence et la malveillance auxquelles elle est de plus en plus confrontée.
Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach s’emparent de ce ressenti avec pour objectif de poser le sujet en des termes dépassionnés et sur la base de données chiffrées et objectives. Statistiques, enquêtes d’opinion, résultats électoraux sont mis à contribution. A partir d’un cumul d’enquêtes grand public de plus de 45 000 personnes, un sous-échantillon de 724 personnes se déclarant de confession ou d’origine juive a été constitué et 80 entretiens individuels approfondis ont permis de préciser, sur le plan qualitatif, la manière dont se forment les opinions mesurées par les sondages.
En l’espace de quinze ans, le nombre d’actes antisémites a augmenté de façon significative par rapport à la fin des années 1990. La progression n’est pas linéaire (avec des pics liés aux périodes de tensions et conflits au Proche-Orient) et se caractérise par la répétition d’un même motif : les menaces et les injures suivies de violences.
Les établissements scolaires et les lieux de culte sont particulièrement visés et, contre toute-attente, chaque attaque ou agression marquante est le plus souvent suivie d’agressions non moins traumatisantes. Après l’attentat de Toulouse commis par Mérah en 2012, 90 actes au moins ont été recensés en dix jours seulement. A cela s’ajoutent les manifestations de rue – de « Jour de Colère » aux rassemblements pro-palestiniens – où sont régulièrement scandés des slogans antisémites.
L’angoisse qui gagne la communauté juive est telle que certains n’hésitent pas à parler de « pogroms », notamment après la manifestation pro-palestinienne de Paris en juillet 2014 et les émeutes à Sarcelles. L’emploi du terme est contesté par certains, jugé inadéquat par d’autres, mais il en dit long sur le malaise ressenti par la communauté juive.
Les montées d’antisémitisme succèdent généralement à la reprise des violences au Proche-Orient, à l’envenimement du conflit israélo-palestinien. Toute une partie de la communauté juive a pleinement intériorisée cette corrélation et dès que les hostilités s’intensifient, elle change ses habitudes et prend des précautions. Cet arrière-fond géopolitique autorise deux remarques : d’une part, le conflit a des effets retentissants en France, il divise et il stigmatise ; d’autre part, cela permet de fournir une première explication à la surreprésentation des jeunes arabo-musulmans parmi les auteurs de violences envers la communauté juive, l’identification à la cause palestinienne conduirait à la « haine des juifs ».
Ce climat d’insécurisation conduit beaucoup de familles juives à changer de modes de vie. Depuis 2000, en Seine-Saint-Denis, elles sont nombreuses à avoir quitté les grands ensembles pour s’installer dans des communes pavillonnaires. Si l’ascension sociale peut être à l’origine de ces mouvements, c’est le désir de retrouver un cadre de vie rassurant qui pèse principalement dans le choix des familles. Sont privilégiées les villes comme Le Raincy, Villemomble et Gagny où il existe déjà une petite communauté juive et où se trouvent des écoles et des synagogues.
La logique de regroupement prend sens aussi quand les municipalités marquent leur camp dans le conflit israélo-palestinien. Dans les communes qui affichent un soutien fort aux luttes palestiniennes, les juifs se sentent discriminés ; à l’inverse, dans celles jumelées à des villes israéliennes, la communauté juive s’agrandit.
En outre, le choix des familles juives s’étend à celui de l’école pour les enfants. Nombreux sont les parents qui retirent leurs enfants des écoles publiques au profit d’écoles privées catholiques ou juives, non sans cas de conscience pour certains qui sont partagés entre l’attachement à l’école républicaine et le souci de la sécurité de leurs enfants.
Sur le plan politique, le sentiment d’insécurité et l’impression d’une absence de soutien dans la société ont conduit au divorce avec la gauche et à la préférence pour la droite traditionnelle. Alain Madelin d’abord, puis Nicolas Sarkozy rencontrent un écho très favorable au sein de la communauté juive. Néanmoins, et c’est un phénomène récent, le vote en faveur du Front national se développe.
Dans le même temps, la France est devenue le premier foyer d’émigration vers Israël, devant les Etats-Unis, alors que la communauté juive y est beaucoup plus importante. Depuis 2006, 26 000 personnes ont quitté la France pour Israël ; en 2014, 7 231 juifs français ont fait leur alya. Ce qui, il y a vingt ans, était une lubie pour idéalistes ou pour « quelqu’un qui avait raté sa vie » comme le souligne un interviewé, est devenu un projet de vie, une alternative à l’insécurité grandissante et une solution pour vivre en paix.
A travers cet ensemble de choix nouveaux, de réactions au sein de toute une partie de la communauté juive, se dégage une série de symptômes inquiétants qui concerne toute la société française.